C’est pas moi c’est elle

OEUVRES

BIOGRAPHIE

C'est pas moi c'est elle

Leur travail

Au moment où la première dent de l’une poussait l’autre passait dans le secondaire non moins douloureusement.

L’univers de l’une c’est la mer, les falaises, les bois flottés, les goélands; celui de l’autre : la montagne, le neige, les tissus, les renards et les poules.

Les années passent…

Sérieuses études de lettre modernes pour l’une.
Beaux-arts en zig-zag pour l’autre.
A quelques années d’écarts, elles rencontrent l’homme de leur vie.
L’une entre dans le monde fourmillant de l’édition, met en forme des images et des textes, des beaux livres, de la belle ouvrage ; chez Futuropolis, au Seuil jeunesse (dont ceux d’Albert l’homme de l’autre, c’est comme çA qu’elles se connaissent)… etc.
L’autre devient muse, petite main, s’active, collabore, assiste et met en volume le monde de son artiste de mari.
Depuis 10 ans qu’elles se connaissent, elle mènent leur vie tambour battant chacune de leur côté.
L’envie de travailler ensemble se concrétise :
En 2003 un projet commun les réunit une première fois autour d’un journal unique avec une bande d’amis ; elles entrevoient alors leurs capacités, leur façon de travailler et de se comprendre au quart de tour.
En 2004, un voyage magique dans une île anglo-normande…
L’homme de l’une écrit, celui de l’autre grave. Elles mettent le tout en forme dans un joli coffret : Gormone, leur première vraie réalisation à deux, à quatre, elles se sont apprivoisées.
Dans un an, elles amassent, rassemblent, assemblent, dans un grenier de Normandie. Résultat : des vaches… des créatures… faites de tout ce qui les a construites, deux cerveaux qui bouillonnent et délirent… des projets, encore et encore.
En 2005, première exposition à la Galerie Ligne treize à Genève.
L’une scie, l’autre coupe.
L’une coud, l’autre pique
Qui fait ça ?
En choeur elles répondent : « C’est pas moi, c’est elle »

Elles reviennent de la plage. «C’est pas moi, c’est elle» me dit l’une, me montrant au bout de ses mains des guenilles et des morceaux de métal rouillé.

«C’est pas moi, c’est elle» me dit l’autre, en passant devant moi les bras chargés de bois flottés. Elles hissent ainsi leur bric-à-brac jusque dans leur grenier, telles des souris amassant de quoi passer les mauvais jours. Mais, pour elles, le temps passé là-haut est au contraire celui de belles journées, où tantôt l’heure paraît une minute, où tantôt la minute paraît une heure. Car, là-haut, se passe un phénomène étrange, qu’on nomme parfois Création, et qu’ici on voudrait appeler Transmutation.

Les bruits sont pragmatiques. Ca vrombit, ça coud, ça scie, ça soude, ça emboîte, ça déboîte, et ça enfonce le clou. Leurs mains sont sûres d’elles-mêmes. Leurs quatre mains, qui s’agitent si bien et parfois si vite qu’elles n’en font plus qu’une seule, la main de l’inspiration. Plus tard, en effet, quand vous leur poserez la question : « Qui a fait quoi ? », elles vous répondront qu’elles ne savent plus très bien, et que peut-être les doigts de l’une sont venues tout à coup s’accrocher à la main de l’autre, qui elle s’est mise soudain à prolonger le bras de la précédente, qui n’a bougé que parce que dans la tête de la suivante s’est forgée brusquement l’idée que… Pour faire court, elles répondent : « C’est pas moi, c’est elle ».
Les bruits et les gestes sont donc, à défaut d’être tout à fait identifiables, on ne peut plus prosaïques. Mais lorsqu’on vous convie enfin à contempler ce que dans votre imagination incertaine vous croyiez être fait de bric et de broc, vous vous demandez alors où est passé le bric et où se cache le broc, car devant vos yeux ébahis se tient le mystère de la poésie. Elles disent : « Une vache ». Et vous voyez une énigme.
Une vache ? Oui, c’est vrai, une vache : souvent des cornes, quelquefois des pis, ici et là une tâche, mais pas toujours. Seulement, votre premier regard, votre première illumination dans le regard, ne vous découvre pas une vache, mais bel et bien une statue, ou encore un totem, l’emblème de quelque secret qu’elles ne vous diront jamais. En face de vous, il y a une forme qui vous interroge.
Ces vaches ne sont ni brutes, ni primitives, ni baroques. Ou alors… Car elles restent tout de même sourdes à l’appel de qui voudrait les rendre plus spirituelles qu’elles ne le sont, elles sont tout de même sans âge et semblent surgir de la nuit du Temps, et elles changent aussi de visage au gré de vos déplacements ou de la fluctuation de vos sentiments. Et surtout, surtout, elles paraissent vaguement inquiétantes, comme toutes choses qui ne sont pas de notre monde et se présentent à nous sans étiquette.

Et puis, subrepticement, par un obscur jeu de volte-face, l’étrange nous devient familier. C’est une dentelle ou un motif dans le tissu, qui fait remonter dans notre mémoire un frou-frou d’autrefois, c’est un angle ou une courbe dans le bois, qui nous oblige à songer à une attitude quotidienne ou à un geste vu maintes et maintes fois, c’est un incident de la matière, qui nous fait prêter à ce qui est inanimé une âme où nous lisons tour à tour de la tristesse et de la joie. Aussi, bravant notre peur du ridicule, nous nous penchons alors vers ces vaches presque humaines, et d’une voix timide mais ferme nous les sommons de dire qui elles étaient et ce qu’elles ont bien pu faire pour être changées en objets de bois, de fils et de fer. Elles répondent d’une seule vache : « C’est pas nous, c’est elles ».

Christophe Caillé